Blog #5
15 juin 2020
Je suis fière.
Pas du rythme auquel je tiens ce blog mais des écrits de Boris.
À la suite d’un atelier sur la nouvelle, il en a écrit deux, parfaitement maîtrisées. Je ne résiste pas au plaisir de partager ma préférée avec vous.
Ma première cigarette, de Boris Jacquier-Laforge
Je suis gros.
Enfin, c’est un peu plus compliqué.
Disons que je me débats dans un corps difforme beaucoup trop grand pour moi.
Lorsque j’essaye de commander à mes bras, à mes jambes, à chaque appendice qui étend toujours plus loin la maladresse de mes chairs, j’angoisse. Chaque mouvement de ma carcasse tient du miracle. Je me traîne en conjectures improbables sur le sort réservé aux objets ou aux hommes que j’essaye de toucher. Tout finit toujours mal.
Je m’épuise.
J’habite l’étendue de ma silhouette bancale comme on parcourt les mers hostiles. Je m’accroche aux branches que les courant charrient pour ne pas m’éloigner de la surface. J’ai peur des profondeurs obscures de l’âme.
Pour ne pas voir ce qui pourrait advenir du noir, j’ouvre grand les yeux et me perds dans la contemplation des vies amères. Investissant la solitude d’un banc, j’installe mes yeux trop grands. J’attends. Une éternité, ou peut-être un fragment. J’attends que commence la grande illusion du temps. Dans l’immobilité de mes os démesurés je fige la course désarticulée de mes compatriotes empruntés. Certains ne voient en moi que la crainte du vide que je porte sur mon dos miteux. Alors ils détournent leurs pas pour se mettre à l’abri d’un avenir calamiteux. Mais, pour la plupart, je n’existe pas. Je ne suis qu’une excroissance du décor. Une silhouette de plus dans le brouillard de la ville.
Lorsque m’écœure l’insignifiance des tensions citadines, je prends le large et me réfugie face à l’immensité saline. Là, emmitouflé de l’imagination du vent, je plonge mon regard dans le verre de l’océan et trouve, dans l’infini de l’instant, assez d’espace pour contenir l’envergure de mon ballant. L’océan est mon plus fidèle ami. Enfin, le seul. À qui prend le temps de l’écouter, il offre de se dévoiler jusque dans la nudité des marées.
Encore une journée maussade. Mon butin raconte le dégoût des hommes. Avant de retrouver le peu d’intimité allouée à mon sort méprisable, je vais déverser mon vague à l’âme dans le miroir de la mer.
Seul. Encore et toujours seul. Je n’en veux pas vraiment aux autres. Je les comprends. Je suis tellement effrayant.
Au milieu de la menue monnaie qui alourdi le fond de mon chapeau, se prélasse une petite boîte en carton. Des cigarettes. Je n’ai jamais fumé de ma vie. J’ouvre le paquet. Deux cigarettes et la silhouette étirée de quelques allumettes.
Je suis comme absorbé, mille réflexions absurdes viennent me coller. Qu’est-ce que je dois faire de ces deux cigarettes ? Comme une question fondamentale, existentielle même, je me passionne pour le sort de deux insignifiantes cigarettes. Au milieu de mon égarement un souvenir s’extirpe de ma mémoire. J’ai de nouveau 12 ans, je revis l’héroïsme de briser l’interdit. Alors, en l’honneur de l’enfant que j’ai enterré il y a bien longtemps, je suspends une clope entre mes dents. Je craque une allumette et embrase mes yeux d’étincelles. Dans un mouvement que j’imagine élégant, j’aspire, avec déférence, le graal promis à qui brave l’illégal. Bon. Je retrouve la violence du présent dans une quinte de toux pitoyable. Qu’est-ce que c’est dégueulasse ! Histoire de ne pas trop perdre la face, je colle le mégot à ma bouche et attends courageusement qu’il se consume…
– Bonjour !
Derrière moi. Un homme.
– Hm hm, bonjour ! Tente-t-il à nouveau.
Je reste, les yeux plantés dans le vague. Ma cigarette s’accroche lamentablement à mes lèvres.
– Excusez-moi, je peux m’asseoir ?
La fumée qui sort de ma bouche se fond dans la brume écarlate du jour qui s’achève.
– Excusez-moi monsieur ! Je peux m’asseoir ?
Il s’obstine. L’odeur du tabac se mélange assez mal avec les parfums des embruns. Ça me donne mal au cœur.
– Monsieur ? Vous m’entendez ?
Le vent s’est levé. J’ai du mal à contenir le frisson qui s’empare de mon gigantesque corps.
– Bon, tant pis, je trouverai un autre banc.
– Ce banc est à tout le monde…
– Ah bonjour ! Insiste-t-il, un soupçon d’ironie dans la voix.
– B’jour.
– Vous venez souvent ici ? Me lance-t-il en prenant place à côté de moi
– Oui.
Il semble vouloir attendre que je développe. Je reste mutique. Il attend quelques secondes, puis reprend, un peu plus hésitant.
– Excusez mon intrusion… C’est l’odeur du tabac qui m’a guidé jusqu’à vous … Vous n’auriez pas une cigarette à me dépanner ?
Encore une réflexion stupide que mon cerveau en ébullition viens me balancer ; je lui donne la deuxième cigarette ou je garde une chance supplémentaire pour l’addiction des goudrons… Sans avoir pris plus le temps de réfléchir, je me surprends à sortir le paquet et à le lui tendre sans défaire mes yeux de l’horizon.
– Merci. Vous êtes charmant !
Charmant ? Comment peut-il me trouver charmant ? C’est bien la première fois que quelqu’un me trouve charmant. Il n’a pas dû bien me regarder.
Je l’entends qui peine à se jouer des bourrasques. Il crame trois allumettes avant d’expirer sa première taffe.
– Merci beaucoup ! Vraiment !
Je hoche la tête.
– Vous n’êtes pas un grand bavard.
– Non
– Depuis quand habitez-vous ici ?
– Depuis jamais ! Je n’ai pas réussi à contrôler ma voix. Les mots claquent. Je peux sentir sa surprise.
– Pardon, je ne voulais pas vous fâcher. Excusez-moi.
– C’est bon. Ça va …
– Mais alors vous habitez où ?
– Nulle part, je n’habite nulle part !
– Vous arrivez bien de quelque part, non ?
– De mon enfance … De l’autre côté de la mer … Une larme s’échappe de mes paupières.
– Mais vous allez bien quelque part ?
– Où voulez-vous que j’aille ? Personne ne m’attend. Et puis je fais peur à tout le monde.
– Ah ? Je ne crois pas avoir peur de vous.
– Vous êtes bien le seul. Parfois je crois que même la mer a peur de moi et que c’est pour ça qu’elle se retire.
– Ça ne serait pas plutôt à cause des phénomènes de marée ?
– Peut-être qu’on se trompe et que la lune n’a rien à voir là-dedans ?
– Mais dans ce cas-là, pourquoi la mer remonte-t-elle ?
– Parce qu’il y a ailleurs dans le monde d’autres hommes comme moi qui lui font peur. Alors elle revient se mettre à l’abri en espérant que je ne sois pas là.
– Hm. Ça se tient, me lance-t-il amusé.
Je ne réponds pas. Ça me fait mal de repenser au passé, à tout ce que j’ai abandonné pour en arriver là. Pour en arriver nulle part. Je n’avais encore jamais parlé de tout ça à quelqu’un d’autre que mon miroir.
Je me raccroche au chuintement de l’océan. Au loin la silhouette bancale d’un cargo brise la monotonie de l’horizon. Quelques mouettes railleuses se disputent les restes d’un poisson. Le vent s’entête à charrier les odeurs d’algues et de plancton.
Peu à peu, le soleil s’enfonce derrière les vagues. Les dernières lueurs se diluent, emportant avec elles la douce chaleur des derniers rayons perdus. Jetant son mégot éteint, il brise le silence :
– J’aime ce moment où le jour abandonne. La nuit efface les différences. Elle nous dessine tous de la même absence.
Je ne comprends pas vraiment ses mots. La nuit, je suis toujours aussi gros.
Nous restons là, collés l’un à l’autre, face à l’étendue des sentiments que l’océan égraine. Je n’arrive pas à démêler ce que nous ne nous disons pas.
– Bon, je vais y aller ! Lance-t-il enfin.
Je n’arrive pas à lui répondre. Sans comprendre vraiment pourquoi je n’ai pas envie qu’il s’en aille.
– Merci encore pour la cigarette.
Pourquoi n’a-t-il pas été effrayé ?
– Et votre compagnie… Ne peut-il s’empêcher d’ajouter dans un soupçon de moquerie affectueuse.
Alors qu’il s’éloigne, je suis attiré par un léger cliquetis qui poursuit son pas. Je daigne enfin me tourner vers lui. Il semble ne plus avoir d’âge. Son dos voûté se dissimule sous un vieil imperméable délavé. Il boîte légèrement. Marquant le rythme de sa hanche, il sonde le sol de sa canne blanche.
Blog #4
04 mai 2020
Déjà trois semaines d’écoulées depuis mon dernier blog. Pour moi comme pour tant d’autres, ce qui s’annonçait comme du temps supplémentaire fait autant défaut qu’avant ; l’absence de sorties et de vie sociale, si prometteuse d’heures gagnées, n’allonge pas les journées, elle leur donne simplement un rythme différent. Le fameux “temps pour soi” ressemble à une chimère, de même que s’est envolé le rêve de m’attaquer aux dizaines de sites offrant des concerts, films, archives et visites de musée virtuelles. En revanche, comme escompté, toutes mes soirées se sont achevées par un temps de lecture qui m’a permis de faire enfin baisser la niveau de la pile de livres qui attendaient sagement leur heure. Là encore, je suis loin d’être un cas isolé ; et à entendre les voix qui se sont élevées dès le premier jour pour demander la réouverture des librairies, nous sommes nombreux à considérer la lecture comme un bien aussi précieux que les nourritures du corps.
Chaque mal a son titre phare ; après les attentats, Paris est une fête, d’Ernest Hemingway, faisait figure d’étendard. L’année dernière, l’incendie de Notre-Dame a offert une nouvelle vie au roman de Victor Hugo. Sans surprise, le livre que le Covid-19 a remis au goût du jour est un autre classique, La Peste. L’ouvrage d’Albert Camus se classe dans les 20 meilleures ventes en ligne, et le phénomène n’est pas propre à la France puisque le roman est plébiscité partout dans le monde, de l’Italie au Japon.
Dans une semaine, la vie devrait recommencer à suivre son cours et partout, on entend les voix de ceux qui font part de leur crainte du déconfinement. Le même sentiment a été exprimé par Xavier de Maistre en 1794, après sa mise aux arrêts pour une affaire de duel et sa condamnation à rester dans une chambre au sein de la citadelle de Turin. De cette expérience il a tiré un livre : Voyage autour de ma chambre. Lorsqu’au bout de 42 jours, il apprend sa libération, l’auteur est aussi heureux qu’inquiet : “C’est aujourd’hui donc que je suis libre ou plutôt que je vais rentrer dans les fers. Le joug des affaires va à nouveau peser sur moi.”
Si comme lui, vous appréhendez le moment où vous quitterez votre bulle et trouvez que la semi-réclusion a du bon, n’oubliez pas qu’en dehors de vos obligations professionnelles, ce sera toujours à vous qu’il appartiendra de fixer le rythme, protéger votre espace, définir l’essentiel.
Blog #3
11 avril 2020
Nombreux sont les médias à faire le parallèle entre le coronavirus et les pandémies des siècles précédents. Cette semaine, Télérama revient sur l’épidémie de choléra-morbus qui a ravagé l’Europe en 1832, en nous livrant le regard des écrivains qui l’ont vécue. Autres temps, mêmes mœurs. Les Français sont partagés entre espoir et crainte, ils peinent à distinguer la réalité des rumeurs, tandis que le corps médical se divise sur les éventuels remèdes.
À cette époque aussi, nul doute que certains ont laissé leurs instincts primaires les dominer, accumulant par peur de manquer, ou rejetant ceux qu’ils croyaient susceptibles de transmettre la maladie. Et bien entendu, on devine que des hommes et des femmes se sont distingués par leur générosité, leur humanité, et les risques qu’ils ont pris pour leurs prochains.
Celui qui a su le mieux parler de cette épidémie de choléra ne l’a pas connue. Né en 1895, Jean Giono a déclaré à plusieurs reprises que le vrai sujet de son roman Le Hussard sur le toit était les réactions face à une épidémie. Il écrit : “Le choléra est un révélateur, un réacteur chimique qui met à nu les tempéraments les plus vils ou les plus nobles.” Là encore, le parallèle entre hier et aujourd’hui est frappant.
On entend beaucoup dire que les Français se plaignent d’être saturés d’infos, pourtant les JT et chaînes d’infos battent des records d’audience. Si vous voulez être sûrs de ne pas passer à côté de l’essentiel, lisez ou relisez Giono, Chateaubriand, George Sand ou Maxime Du Camp. Avec un temps d’avance, vous trouverez chez ces auteurs des siècles passés tout ce qu’il faudra retenir de ce que nous traversons.
Blog #2
28 mars 2020
Premier atelier d’écriture.
Confinement oblige, il s’agit d’un FaceTime avec Boris, un grand lecteur dont le goût pour l’écrit se devine dès nos premiers échanges. C’est lui qui a choisi le thème : “Entrer en écriture”, idéal pour démarrer.
Georges Perec, Etgar Keret, Zweig et Camus nous ont accompagnés et ont permis un échange fluide et passionné autour de la littérature. Un exercice, puis un texte plus long et prometteur, autant dire un très joli départ.
Alors que la pandémie nous oblige à revoir nos priorités et que nous évoluons dans un nouvel espace-temps, je retrouve le plaisir de lire qui m’enivrait dès mon plus jeune âge. Tous les soirs, André Maurois et Zeruya Shalev m’offrent plus qu’une échappatoire, ils donnent un sens aux heures supplémentaires que m’octroie l’absence de vie sociale et d’activités.
Partout les gens improvisent, font preuve d’humour et de créativité pour accueillir l’étrange quotidien qui est devenu le nôtre, se montrer solidaires, trouver de nouvelles manières de travailler ou se rendre utiles. Des milliers de personnes rédigent leur journal du confinement ; pour certains, c’est une première expérience d’écriture et j’espère qu’elle leur donnera envie de la prolonger.
En attendant, je nous souhaite à tous d’aborder chacun de nos écrits avec la même ambition qu’Alain-Fournier pour son Grand Meaulnes : “Exprimer la vie comme s’il n’y avait pas entre vous et elle les mots, l’exprimer comme aux premiers jours du monde, l’exprimer comme aux premiers étonnements extasiés de l’enfance.”
Blog #1
20 mars 2020
Une nouvelle aventure…
Cela faisait plusieurs années que dans mon entourage, on me demandait pourquoi je n’animais pas d’ateliers d’écriture. Plusieurs mois que j’y pensais.
Puis quelques personnes m’ont suffisamment encouragée pour me convaincre de me jeter à l’eau (merci Camille !), et il aura finalement suffi de quelques semaines (merci Sylvain !) pour que ce projet prenne vie.
Lancer un atelier d’écriture en pleine période de confinement, ça change légèrement la donne. J’avais prévu d’animer ces ateliers par Skype ou FaceTime pour ceux qui ne pourraient pas se déplacer, cette option est désormais la seule envisageable pour les semaines à venir, mais je suis heureuse qu’elle me permette d’ouvrir virtuellement la porte à des échanges.
Se retrouver autour des mots et de la littérature, partager nos écrits, améliorer nos loupés et célébrer nos trouvailles, c’est à mes yeux l’un des programmes les plus enthousiasmants qui soit.
Et comme me l’a suggéré une amie optimiste : “Cela pourrait être le timing parfait pour ceux qui ont soudainement du temps libre :)”
Sinon, c’est aussi le moment où jamais d’attaquer La recherche…, la correspondance de Victor Hugo, la série de polars que vous n’avez pas eu le temps de lire l’été dernier, ou tout simplement la pile de livres qui prend la poussière dans un coin de votre appartement.
Merci à celles et ceux qui se sont déjà inscrits, j’ai hâte de vous retrouver.